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L’ESSENTIEL
Neutralité carbone, “2 tonnes” et limites réelles des puits anthropiques
Dans les débats publics, la “neutralité carbone” est souvent présentée comme un cap clair, presque une destination. Pour le GIEC (AR6), cette neutralité est un équilibre physique extrêmement strict entre ce que l’humanité émet et ce qu’elle est capable d’absorber artificiellement. Comprendre cet équilibre, et ce qu’il implique réellement, exige d’aborder trois questions fondamentales : la différence entre le net zéro CO₂ et le net zéro tous gaz confondus ; le sens véritable du seuil des 2 tonnes par habitant ; et la capacité réelle des puits anthropiques à compenser ce qui restera encore émis malgré tous nos efforts.
Le GIEC distingue clairement deux formes de neutralité. La première est la neutralité CO₂, qui correspond au moment où les émissions humaines de dioxyde de carbone sont totalement compensées par des absorptions anthropiques équivalentes. C’est cette neutralité qui stabilise la concentration de CO₂ dans l’atmosphère : tant que le CO₂ net reste positif, même faiblement, son accumulation se poursuit et le réchauffement continue. Dans les trajectoires compatibles avec un réchauffement limité à 1,5 °C, cette neutralité CO₂ doit être atteinte autour de 2050 (voir notamment le résumé pour décideurs du GIEC WGIII) ipcc.ch+1.
La seconde forme est la neutralité tous gaz à effet de serre (CO₂, méthane, protoxyde d’azote, gaz fluorés). Elle est plus difficile à atteindre car certains gaz, notamment agricoles, ne peuvent pas être réduits à zéro sans compromettre les systèmes alimentaires. Cette neutralité GES intervient plus tard que la neutralité CO₂, vers 2070 dans les scénarios ambitieux du GIEC.
Dans ce cadre, l’objectif souvent évoqué des 2 tonnes par habitant en 2050 est très souvent mal compris. Il ne s’agit pas d’un seuil biophysique définissant un équilibre du climat, mais d’une limite comptable : c’est le niveau d’émissions résiduelles qui permettrait – dans les scénarios les plus optimistes – d’espérer compenser ce qui restera encore émis grâce aux puits anthropiques disponibles. Avec près de dix milliards d’humains en 2050, deux tonnes par personne correspondraient à environ vingt gigatonnes d’émissions résiduelles chaque année.
Or, atteindre ce niveau ne signifie pas que le climat se stabiliserait.
Pour illustrer ce point, le GIEC rappelle un principe fondamental : toute quantité positive de CO₂ émise dans l’atmosphère entraîne une augmentation de sa concentration et donc un réchauffement supplémentaire (GIEC WG1). À 2 tonnes par personne, nous sommes encore très loin d’annuler les émissions : nous les réduisons fortement, mais nous en émettons encore bien plus que ce que les puits anthropiques peuvent absorber.
Les puits naturels, comme les forêts ou les océans, continuent heureusement d’absorber une grande quantité de CO₂. Mais ces puits naturels ne comptent pas dans la neutralité carbone telle que définie par le GIEC, car ils ne dépendent pas de l’action humaine et sont de plus en plus fragilisés par le réchauffement lui-même. Ce qui compte, ce sont les puits anthropiques, c’est-à-dire les absorptions que l’humanité peut créer, gérer ou amplifier.
Or, la capacité réelle de ces puits anthropiques est très limitée. Les rapports du GIEC montrent que, même dans les scénarios les plus ambitieux, combinant toutes les approches existantes, le total des absorptions anthropiques plausibles se situe autour de 8 à 10 gigatonnes de CO₂ par an (voir Smith et al., 2016 ; GIEC AR6 WGIII Chapitre 12) IIASA PURE+1. Cela inclut la reforestation et la restauration écologique des sols, certaines filières bioénergétiques avec captage, et les technologies industrielles émergentes comme la capture directe de l’air ou la minéralisation. En comparaison, un monde stabilisé à 2 tonnes par habitant émettrait encore près de 20 gigatonnes chaque année, soit environ deux fois plus que ce que nous pourrions absorber. L’écart est trop large : à ce niveau, le CO₂ continuerait de s’accumuler dans l’atmosphère, et le réchauffement se poursuivrait.
Un véritable équilibre climatique mondial, c’est-à-dire un moment où l’humanité cesserait d’augmenter la concentration de CO₂ dans l’air, exige donc que les émissions résiduelles soient beaucoup plus faibles que 2 tonnes. La littérature scientifique converge vers un ordre de grandeur d’environ 0,8 à 1 tonne par habitant au niveau mondial pour atteindre l’équilibre, et environ 0,5 tonne dans les pays industrialisés si l’on tient compte des principes d’équité et de justice climatique. Ces ordres de grandeur montrent que la transformation à accomplir est considérable.
Cela nous amène aux “solutions de captage” souvent évoquées comme des leviers principaux de neutralité. Le GIEC les regroupe sous l’expression “Carbon Dioxide Removal” (CDR) Zero Carbon Analytics+1.
Elles appartiennent à trois grandes familles.
La première regroupe les puits biologiques améliorés, qui s’appuient sur les processus naturels – forêts, sols, zones humides – mais que l’on tente d’amplifier par la gestion humaine. Ils sont essentiels, mais sévèrement limités par la disponibilité des terres, la compétition avec l’agriculture, les risques accrus d’incendies et de mortalité forestière, et la saturation progressive des réservoirs de carbone. Plusieurs études récentes ont montré que les promesses de compensations fondées sur la nature sont déjà incompatibles (dans les modèles de sociétés actuels) avec la surface terrestre réellement disponible : si l’on additionnait tous les engagements actuels des États et des entreprises, il faudrait convertir l’équivalent d’un milliard d’hectares de terres supplémentaires en puits de carbone, ce qui entrerait en contradiction totale avec les objectifs alimentaires et de biodiversité (voir Werner et al., 2022) Wiley Online Library.
La deuxième famille est celle des systèmes fondés sur la biomasse avec captage industriel, comme la bioénergie avec capture et stockage du carbone (BECCS). Ces systèmes paraissent séduisants sur le papier, car ils combinent énergie et retrait net de CO₂, mais ils cumulent dans la pratique les contraintes les plus fortes : besoins très élevés en terre et en eau, risques de concurrence frontale avec l’alimentation, infrastructures industrielles lourdes, dépendance à des sites géologiques adaptés, coûts élevés, et incertitudes majeures quant à la sécurité et à la durabilité du stockage. L’étude “Bioenergy with carbon capture and storage – evidence on potential environmental impacts” (septembre 2025) synthétise ces effets et interroge fortement la faisabilité à grande échelle Gouvernement du Royaume-Uni.
La troisième famille regroupe les puits technologiques purs, tels que la capture directe du CO₂ dans l’air ambiant ou la minéralisation accélérée. Ces approches sont contraintes par des limites énergétiques fondamentales : capter un gaz extrêmement dilué dans l’air exige beaucoup d’énergie, à la fois électrique et thermique. Leur coût reste très élevé, leur maturité technologique encore faible, leurs besoins matériels importants, et les capacités réelles de stockage géologique sont loin d’être garanties. De nombreuses analyses techniques et critiques indiquent que les volumes supposés pour ces technologies sont très optimistes (voir « In-depth: Experts assess the feasibility of ‘negative emissions’ », CarbonBrief) Carbon Brief.
À ces limites physiques et techniques s’ajoutent enfin des limites sociales et politiques bien documentées. Une large part de la littérature en sciences sociales met en évidence que la croyance excessive dans les futurs puits, naturels ou technologiques, tend à diminuer l’ambition de réduction des émissions actuelles : c’est ce que l’on appelle l’effet de dissuasion. L’histoire récente des marchés carbone volontaires montre que la plupart des crédits vendus n’ont pas correspondu à des réductions réelles, supplémentaires et permanentes des émissions. Beaucoup d’experts recommandent donc de restreindre l’usage des puits anthropiques aux seules émissions véritablement incompressibles, et de renoncer aux promesses irréalistes de compensation (voir aussi Smith et al., 2016) IIASA PURE.
L’ensemble de ces constats conduit à une conclusion claire : les puits anthropiques, qu’ils soient biologiques ou technologiques, sont indispensables pour traiter une petite fraction des émissions résiduelles, mais ils ne peuvent ni remplacer ni retarder la baisse massive des émissions à la source. L’objectif des 2 tonnes ne représente pas un équilibre du climat, mais simplement une étape minimale sur un chemin beaucoup plus long. Seule une réduction beaucoup plus profonde, combinée à une restauration écologique à grande échelle et à un usage prudent de puits robustes, permettrait de réellement stabiliser le climat. C’est ce cadre scientifique solide qui doit guider les stratégies de transformation territoriale et les politiques publiques de la décennie à venir.
Une “neutralité” qui n’en est pas une : le décalage problématique entre la SNBC et l’approche scientifique du GIEC
Pour finir, voyons en quoi l’approche actuelle de la SNBC est plus que contestable…
La France affiche depuis plusieurs années un objectif de neutralité carbone en 2050, inscrit au cœur de sa Stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Mais derrière un même mot — “neutralité” — se cachent deux conceptions profondément différentes : l’une, issue des politiques publiques, qui repose essentiellement sur une comptabilité d’émissions ; l’autre, soutenue par le GIEC, qui s’intéresse au fonctionnement réel du système Terre. Ce décalage n’est pas anodin : il conditionne la capacité, ou l’incapacité, de stabiliser véritablement le climat.
Dans la logique française, la neutralité consiste à équilibrer environ 80 millions de tonnes de CO₂e d’émissions résiduelles en 2050 avec une quantité équivalente d’absorptions. Ces absorptions proviennent en grande partie des forêts, des sols et des produits bois, auxquels s’ajoute une petite fraction de technologies de capture et de stockage du carbone. Comptablement, le solde semble donc s’annuler.
Mais cette approche repose sur une convention qui s’éloigne fortement de la logique scientifique : la France considère comme “anthropiques” les puits naturels situés dans des surfaces classées comme “gérées”, même lorsque ces puits existent indépendamment de toute action humaine. Autrement dit, elle comptabilise comme une contribution humaine des processus naturels déjà là, qui ne sont pas spécifiquement créés ou renforcés pour compenser les émissions de la société. C’est ici que se creuse le fossé avec la définition du GIEC.
Pour le GIEC, la neutralité carbone n’est pas un exercice comptable mais un état physique du système climatique. Elle implique que toutes les émissions anthropiques restantes soient contrebalancées par des absorptions anthropiques additionnelles. Ce principe exclut les puits strictement naturels, qui ne peuvent pas être comptés comme un service fourni par la société. La raison en est simple : les puits naturels ne sont ni garantis, ni stables. Sous l’effet du réchauffement — sécheresses, incendies, maladies, dépérissement forestier — leur capacité d’absorption diminue déjà, parfois brutalement. Bâtir la neutralité sur eux revient à fonder toute la stratégie climatique sur un socle mouvant.
La SNBC se retrouve ainsi dans une situation paradoxale. Son équilibre de 2050 repose massivement sur un puits naturel supposé se renforcer dans les décennies à venir, alors qu’il s’effondre depuis déjà dix ans : le puits forestier français est passé d’environ –36 MtCO₂ en 2015 à –21 MtCO₂ en 2023. L’écart entre la dynamique réelle des écosystèmes et la trajectoire théorique de la stratégie nationale ne cesse de se creuser. Parallèlement, les technologies de capture et de stockage du carbone, censées fournir une quinzaine de millions de tonnes de puits additionnel, restent à un stade expérimental ou marginal. Rien ne permet aujourd’hui de penser qu’elles pourront compenser la baisse des puits naturels.
Ce décalage a une conséquence directe : la SNBC, même si elle atteignait exactement les chiffres qu’elle annonce, ne permettrait pas de stabiliser le climat. Si les émissions humaines persistent autour de 80 MtCO₂e en 2050, mais que les puits naturels faiblissent — comme c’est déjà le cas — le bilan net redevient positif et la température continue de monter. La neutralité est alors atteinte sur le papier, mais pas dans l’atmosphère.
Une stratégie réellement alignée sur la définition scientifique de la neutralité nécessiterait de réduire beaucoup plus fortement les émissions résiduelles, de créer des puits véritablement additionnels (restauration écologique massive, amélioration des sols, biochar, bois d’œuvre à très longue durée de vie, filières BECCS limitées et rigoureuses) et de cesser de compter comme “anthropiques” des puits qui ne le sont pas. Tant que cette réorientation n’aura pas lieu, la France restera dans une neutralité comptable, incapable de remplir la promesse essentielle de la neutralité carbone : stopper l’élévation de la température et rendre notre empreinte climatique réellement nulle.
Ce décalage entre la neutralité telle que définie par la SNBC et la neutralité telle que l’entend le GIEC révèle deux impensés profonds de notre politique climatique. Le premier relève presque d’une forme de réflexe ancestral : compter sur la “magique nature” pour absorber les conséquences de notre mode de vie. Comme si les écosystèmes, déjà occupés à gérer leur propre cycle du carbone — un cycle intrinsèquement équilibré en l’absence d’interventions humaines — avaient pour vocation de prendre en charge l’excédent que nous injectons dans l’atmosphère. C’est oublier que la nature n’a pas été conçue pour compenser les émissions d’une civilisation industrielle, et que les puits naturels ne représentent pas une ressource infinie mais un système vivant fragilisé, oscillant déjà à la limite de ses capacités.
Le second impensé est plus troublant encore : il renvoie à une forme implicite de “après moi le déluge”. La SNBC semble se contenter d’un objectif qui pourrait, si tout se passe bien, maintenir un équilibre comptable à l’horizon 2050 — un équilibre précaire, fortement dépendant d’écosystèmes en déclin et de technologies incertaines. Cette approche donne le sentiment d’un horizon politique très court, où l’enjeu principal est que la prochaine génération, peut-être celle d’après, échappe aux pires conséquences. Jamais n’est posée, frontalement, la question essentielle : comment atteindre un véritable net zéro viable, durable, physiquement stable, un point d’équilibre qui garantisse réellement l’arrêt de l’élévation des températures ?
En ne s’interrogeant pas sur la soutenabilité réelle de la neutralité qu’elle propose, la SNBC évite d’aborder ce qui sera pourtant au cœur du siècle : comment inventer une trajectoire climatique qui ne repose ni sur les miracles de la nature, ni sur un passage de relais aux générations futures, mais sur la responsabilité présente de construire un système qui puisse fonctionner sans surcharger la biosphère. Ce chantier, immense mais incontournable, reste encore à écrire.
Vivre à 2 tonnes CO2e par an, c’est possible ! (Bon Pote, Janvier 2022), Texte de Gildas Véret
Au XXIe siècle, est-ce vraiment possible de vivre dans un pays développé en émettant moins de 2 tonnes de CO2e par an ?
Petit rappel : cette étape est indispensable pour pouvoir atteindre la neutralité carbone, respecter les engagements de notre pays et conserver une planète habitable. Pour être franc : oui et non.
Est-ce vraiment possible ?
OUI : on l’a fait ! Cela veut dire savoir cuisiner des légumineuses de beaucoup de façons délicieuses, mettre son vélo dans un train pour aller travailler, installer un Linux pour faire durer un vieil ordi, avoir des sacs et des boites réutilisables pour faire ses courses et s’habiller surtout d’occasion. Ça demande quelques efforts, mais c’est satisfaisant et ça peut devenir franchement marrant si l’on fait partie d’une communauté où c’est valorisé (ex : les résistants climatiques).
Surtout, ce n’est rien à côté des « efforts » qu’il nous faudrait fournir pour « s’adapter » à un monde avec plusieurs milliards de migrants, des guerres et des famines partout et une France dont « l’habitabilité serait remise en question »… À 2tCO2e aujourd’hui, on peut travailler, utiliser internet, se déplacer partout en France, avoir un logement bien chauffé, des loisirs, des amis et respecter l’accord de Paris.
NON : en fait le chiffrage ci-dessus est fourni « hors services publics ». En effet, la part actuelle des émissions des services publics s’élève à environ 1,5 tCO2eq/pers/an (entre 1,1t et 1,7t). En somme, avant mon petit déjeuner, l’essentiel de mon budget carbone a déjà été dépensé pour faire marcher les écoles, les hôpitaux, la recherche, les administrations, l’armée. Et franchement, moins de 500 kgCO2e/an en France, dans un mode de vie « inséré à la société », pour l’instant, on ne sait pas faire.
Mais cela n’a rien de rédhibitoire, vu que la loi prévoit une division « par 6 et plus de nos émissions ». Une fois que la décarbonation de l’économie et des services publics que cela implique sera réalisée (on parle de 2040 comme timing nécessaire, 2050 comme timing légal), ma part des services publics sera proche de 250kg, ce qui me laissera 1750kg pour le reste. Passer de 2t à 1,7t sera aisé vu la décarbonation globale de l’économie et l’engouement de la société pour le bas carbone. En tout cas ce sera plus facile que d’être à 2t hors services publics en 2020, et ça c’est déjà possible et désirable aujourd’hui !