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L’ESSENTIEL
Contrairement à d’autres crises (économiques, géopolitiques, sociales), la « crise » écologique (qui est en réalité une rupture comme nous l’avons vu) remet en cause les conditions mêmes de l’habitabilité de la Terre. Ce n’est pas juste une question d’améliorer ou de réformer un système, d’avoir plus ou moins de justice sociale et économique, de conquérir tel ou tel droit… mais d’éviter un effondrement total de notre cadre de vie. Cela génère une angoisse existentielle profonde.
Parallèlement à cela, notre cerveau est mal adapté pour appréhender des processus lents mais irréversibles. Nous avons tendance à réagir à des menaces immédiates, visibles et clairement identifiables. Or, la destruction des écosystèmes et le dérèglement climatique avancent à une échelle de temps qui dépasse nos instincts. Il est difficile d’intégrer émotionnellement l’idée que la Terre pourrait devenir en grande partie inhabitable dans les décennies à venir. D’autant plus que nos sociétés dites modernes ont été construites sur l’idée du progrès, de la maîtrise technologique et du développement sans limite. La crise écologique vient fracasser cette croyance et nous confronte à la possibilité d’un effondrement. Cela provoque un vertige cognitif et une résistance à accepter cette nouvelle réalité.
De même, les européens commencent à se rendre compte que les séries de catastrophes vont aussi, géographiquement, les concerner (et les concernent déjà). Pendant longtemps, il y avait une illusion de protection pour les pays situés au nord du 36ᵉ parallèle, notamment en Europe et en Amérique du Nord. L’idée sous-jacente était que les effets du réchauffement climatique allaient surtout toucher les régions tropicales et arides (Afrique, Moyen-Orient, Asie du Sud) et que les zones tempérées et boréales resteraient relativement épargnées, voire bénéficieraient d’un climat plus doux. Mais aujourd’hui, cette croyance s’effondre sous les faits. Les conflits pour les ressources, les dégâts sur l’agriculture, les épisodes météorologiques « inédits » ne sont pas qu’à l’extérieur de nos frontières. Ils menacent à domicile !
Cette prise de conscience plus large explique en partie l’augmentation de l’éco-anxiété, mais aussi les tensions sociales autour de l’adaptation et de la transition écologique. C’est comme si l’illusion de l’invulnérabilité occidentale était en train de se dissiper brutalement.
« l’éco-anxiété » ?
L’éco-anxiété est un mélange de sentiment d’impuissance, de peur (risque de perdre ce que l’on possède mais aussi nos habitudes) et de refoulement de sentiments coupables. Nous savons que notre manière de vivre n’est pas généralisable à l’ensemble de la planète, que notre mode de vie est écocidaire, mais nous essayons par tous les moyens de nous persuader que « nous y avons droit » tout de même ! Cette culpabilité, consciente ou non, peut être très lourde à porter et va inciter à trouver une « résolution » dans un ensemble complexe de discours de rationalisation. En psychologie, la rationalisation est un mécanisme de défense qui consiste à trouver des justifications logiques ou socialement acceptables pour des pensées, des comportements ou des émotions qui, en réalité, sont motivés par des causes plus profondes (souvent inconscientes ou difficiles à accepter). Plutôt que d’affronter directement une réalité anxiogène ou un conflit intérieur, une personne va réinterpréter la situation de manière à la rendre plus supportable pour elle-même.
L’éco-anxiété, une notion problématique (voire dangereuse !)
Il nous faut être très prudent avec la notion d’éco-anxiété.
D’abord, elle peut facilement être utilisée pour délégitimer une peur qui est en réalité parfaitement rationnelle et fondée sur des faits scientifiques ! Le terme « éco-anxiété » peut donner l’impression que l’angoisse face à l’effondrement écologique est un problème personnel, psychologique, alors qu’elle est avant tout une réaction logique à une menace réelle et systémique. Il ne s’agit pas d’une « phobie irrationnelle » comme la peur des araignées, mais d’un signal d’alerte sain face à un danger imminent. Médicaliser cette peur pourrait revenir à dire « le problème, c’est ton anxiété« , au lieu de dire « le problème, c’est l’effondrement écologique« .
Ensuite, en parlant « d’éco-anxiété », on risque de déplacer le problème du champ politique et collectif vers le champ psychologique et individuel. Au lieu de dire « il faut agir collectivement pour éviter une catastrophe« , le discours peut glisser vers « il faut apprendre à gérer son anxiété« . Et l’on en vient à ce que nous pouvons déjà observer aujourd’hui : une multiplicité de solutions individualisées (« méditation », « déconnexion », « gestion du stress ») qui ne s’attaquent pas aux causes réelles du problème.
Enfin, nous savons que la peur, si elle est bien canalisée, peut être un moteur d’action. Elle peut permettre une mise en mouvement pour chercher des solutions, globales ou locales. Ce qui poserait problème c’est de s’en tenir à un constat (catastrophique s’il en est) et de s’arrêter là, sans ouvrir aucune perspective !
La peur est donc une phase incontournable lorsque l’on prend connaissance des données ! Ce n’est pas un état à « soigner » ou à « évacuer » (sauf lorsqu’il plonge l’individu dans une véritable dépression). On ne doit pas redouter de la déclencher car, édulcorer une présentation de la situation, au prétexte « qu’il ne faut pas faire paniquer les gens » (ce qui rappelle le « il ne faut pas désespérer Billancourt » pour les plus ancien.nes !), n’est pas seulement une erreur tactique, c’est une faute éthique lourde.
Distinguer peur et angoisse
La charge émotionnelle est encore plus lourde quand elle génère de l’angoisse, indicible par définition. La peur, face à un danger, peut mieux se contrôler, parce que le problème est relativement bien cerné et que les solutions sont plus facilement « intégrables ». Mais l’angoisse est souvent moins spécifique et moins directement liée à un stimulus externe identifiable. Elle peut être décrite comme une forme de peur diffuse ou une anticipation anxieuse face à une menace perçue comme vague ou indéfinissable.
L’angoisse est souvent associée à une incertitude majeure. Ainsi, le simple fait de refuser de s’informer et de chercher à comprendre précisément « ce qu’il se passe » peut suffire à générer de l’angoisse, si, dans le même temps, la personne perçoit tout de même que « quelque chose ne va pas« .
C’est pourquoi l’on parle aussi de solastalgie, sa définition étant plus large : colère, tristesse, angoisse, sentiment d’impuissance et de perte de sens.
De la difficulté « d’aborder le sujet »
Il n’en reste pas moins que le sujet est toujours compliqué à traiter, à présenter. Gérer des réactions de déni, voire de franche hostilité (il est parfois tentant de s’attaquer au messager afin d’écarter psychologiquement le message !) peut se révéler délicat. C’est être la cible des climato-sceptiques, de tentatives de disqualification : « vous n’êtes pas un scientifique« , ou, si vous êtes un scientifique « tous les scientifiques ne disent pas la même chose que vous !« , d’attaques plus ou moins politiques (vous vous retrouvez accusé d’être un « extrêmiste », un « dictateur vert », un « idéologue »)… Vous devenez un Cassandre ou un « millénariste ». Le pire peut-être (?) étant de se retrouver qualifié de « passionné » : « vous vous occupez de cette question, parce que c’est votre passion ! » ou encore le « il faut des gens comme vous ».
Face à ces diverses contorsions pour éviter à tout prix d’admettre que l’on est pleinement concerné, il n’existe aucun remède miracle. Travailler sans relâche pour ouvrir des perspectives sur un monde écologique mais également désirable, est la meilleure stratégie qui soit, tout en poursuivant les efforts pédagogiques en termes de vulgarisation des faits scientifiques.
En résumé, ce n’est pas juste un sujet parmi d’autres, car il touche à tout : notre avenir, nos valeurs, nos modes de vie, notre psychologie, et même nos instincts de survie. C’est un défi d’une ampleur inédite, qui met à l’épreuve notre capacité à nous organiser collectivement et à nous projeter dans un futur radicalement différent.
Antonin Pottier. Le climato-scepticisme Réflexions sur la confusion des genres.
Futuribles, 2011, 380, pp.27-40. ffhal-00716418f
« Le changement climatique dérange car il oblige à un examen de nos modes de vie, un changement de nos habitudes.
Au niveau individuel, la perspective de devoir lutter contre un phénomène global et intangible peut susciter un sentiment d’impuissance, créateur d’angoisse ; le discours patelin des climato-sceptiques peut trouver du crédit auprès de chacun car il rassure et dissipe cette angoisse.
Cassandre perdra toujours le talent de persuader face à un Apollon contrarié dans son entreprise : les promesses doucereuses d’un avenir paisible sont plus racoleuses que les prédictions de malheur. »
L’anxiété climatique chez les enfants et les jeunes et leurs croyances sur les réponses des gouvernements au changement climatique : une enquête mondiale, décembre 2021
Résumé :
« Le changement climatique a des conséquences importantes sur la santé et l’avenir des enfants et des jeunes, mais ils ont peu de pouvoir pour limiter ses effets néfastes, ce qui les rend vulnérables à l’anxiété climatique. Il s’agit de la première étude à grande échelle sur l’anxiété climatique chez les enfants et les jeunes à l’échelle mondiale et sur sa relation avec la réponse gouvernementale perçue.
Nous avons interrogé 10 000 enfants et jeunes (âgés de 16 à 25 ans) dans dix pays (Australie, Brésil, Finlande, France, Inde, Nigéria, Philippines, Portugal, Royaume-Uni et États-Unis ; 1 000 participants par pays). Les invitations à répondre à l’enquête ont été envoyées via la plateforme Kantar entre le 18 mai et le 7 juin 2021. Des données ont été recueillies sur les pensées et les sentiments des participants à l’égard du changement climatique et sur les réponses des gouvernements au changement climatique. Des statistiques descriptives ont été calculées pour chaque aspect de l’anxiété climatique, et l’analyse de corrélation de Pearson a été réalisée pour évaluer si la détresse liée au climat, le fonctionnement et les croyances négatives sur le changement climatique étaient liés aux pensées et aux sentiments sur la réponse du gouvernement ».
Etude : « Comment l’inquiétude liée au changement climatique influence-t-elle la relation entre l’anxiété climatique et la paralysie écologique ? Une étude de modération » – Septembre 2023
Extrait :
« La santé mentale est déjà une préoccupation de santé publique significative, mais elle deviendra encore plus critique à mesure que la température moyenne mondiale augmente.
Dans ce contexte, il est urgent de développer des approches nouvelles et adaptées pour évaluer les émotions liées au changement climatique, y compris l’anxiété climatique et la paralysie écologique.
Ces mesures sont essentielles pour identifier et quantifier le fardeau de la crise climatique sur la santé mentale, mais aussi pour explorer la relation entre diverses émotions liées au changement climatique, comme cela a été fait dans notre étude.
Cette recherche peut informer des interventions efficaces pour atténuer les effets sur la santé mentale. Par exemple, il est important de considérer comment nous communiquons les informations sur le changement climatique et les émotions associées pour garantir une éducation et une sensibilisation optimales.
Une étude récente de Silva et Coburn (2023) suggère que susciter un niveau de préoccupation approprié à propos du changement climatique, plutôt que d’induire la peur, peut être plus efficace pour transmettre des nouvelles et des preuves liées au climat.
De plus, des recherches ont montré qu’une inquiétude normale et adaptative augmente l’attention portée aux problèmes environnementaux et fournit des ressources cognitives pour la réflexion et la résolution de problèmes.
En effet, alors que l’inquiétude pousse les individus à utiliser des compétences de résolution de problèmes pour aborder leurs préoccupations, l’anxiété est plus liée à des pensées irréalistes et compromet souvent leur capacité à fonctionner. »
Eco-anxiété : analyse d’une angoisse contemporaine (Fondation Jean Jaurès, novembre 2021)
« La Conférence sur les changements climatiques (COP26), qui se déroule à Glasgow du 31 octobre au 12 novembre 2021, se situe à mi-chemin dans le temps entre la parution en août dernier du premier volet du sixième Rapport d’évaluation du GIEC et les deux autres volets qui seront rendus publics au premier trimestre 2022. Dans un tel contexte, il est désormais beaucoup question d’éco-anxiété dans la presse. Celle-ci est même souvent considérée comme le nouveau « mal du siècle ». Mais qu’entend-on au juste par ce terme ? Est-ce la même chose que la solastalgie ou encore la collapsologie ? Peut-on parler d’une véritable maladie mentale à son propos ?«
Extrait : « pour de nombreux chercheurs, l’éco-anxiété n’est pas une maladie mentale ou une pathologie. Ainsi, les chercheurs australiens et néo-zélandais mentionnés plus haut affirment qu’à l’instar de nombreux autres chercheurs, « [ils mettent] en garde contre la pathologisation des réponses psychologiques et émotionnelles à la crise environnementale, car cela suppose que ces réponses sont inadaptées, inutiles ou disproportionnées par rapport à la menace posée ». Pour eux, en effet, « l’éco-anxiété et l’anxiété liée au changement climatique sont largement des réponses rationnelles compte tenu de la gravité de la crise zélandais11 ». Véronique Lapaige explique également que l’éco-anxiété ne relève pas « du registre de la santé mentale » ou « du pathologique », « ça n’a rien à voir avec le secteur psy » et « ça n’a rien d’une maladie ». Pour elle, c’est avant tout « un mal-être, une responsabilisation nécessaire qui est expérimentée, qui va conduire à un engagement responsable en termes de pensée, de parole et d’action ». C’est également la position d’Alice Desbiolles pour qui l’éco-anxiété n’est pas une pathologie, mais plutôt « une réaction adaptative, normale face à une prise de conscience des enjeux environnementaux ». De son point de vue, « les personnes éco-anxieuses sont in fine les personnes rationnelles et lucides dans un monde qui ne l’est pas » et il est donc « important de ne pas pathologiser des émotions par rapport à des réactions normales face à un événement indésirable. C’est la raison pour laquelle l’éco-anxiété n’est pas une maladie mentale ».