Dossier  « redirection écologique pour nos villes » (Source : Radio Anthropocène)

Vous trouverez sur le site de la radio de très nombreux podcasts, les derniers étant réalisés dans le cadre de la semaine climat 2023, organisée par la mairie de Lyon 1er Arrondissement. Pour cette première rubrique « Cité Anthropocène », Récits a choisi de retranscrire des extraits de l’échange qui a eu lieu sur le thème «  Quelle redirection écologique pour nos villes ? »… Ce sera notre dossier du mois !

Radio Anthropocène (RA) : « Au programme, une heure de discussion pour réfléchir ensemble au dérèglement climatique et plus spécifiquement à la question de la redirection écologique des villes et des territoires. (…) J’ai le plaisir d’être en compagnie de trois invités : Sylvain Godinot, Madeline Malhaire et Wolfgang Cramer (…).

Wolfgang Cramer, vous êtes géographe de formation, directeur de recherche au CNRS, à l’institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale à Aix en Provence. Vous êtes contributeur du GIEC depuis 1995 et auteur du volet du groupe de travail 2 du sixième rapport de 2022 Vous nous aiderez à dresser un constat éclairé sur les enjeux climatiques contemporains.

Madeline Malhaire, vous êtes directrice adjointe chez les Passagers des villes, une agence urbaine qui réunit une équipe pluridisciplinaire d’architectes, d’urbanistes et de paysagistes et qui vise à construire l’urbanité des territoires. Vous nous aiderez à porter un regard précieux sur la fabrique de la ville contemporaine.

Sylvain Godinot, vous êtes élu de la Ville de Lyon, deuxième adjoint chargé de la transition écologique et du patrimoine. Vous avez notamment la charge de la politique de résilience de la ville et du plan d’action climat-Air-Energie territorial (PCAET). Nous revien-drons avec vous sur la manière d’envisager la transition de la ville de Lyon, notamment à travers le plan « Lyon 2030 ».

J’aimerais que l’on commence cet échange par quelques éléments de constat. Non pas pour tomber dans le « catastrophisme » mais par rigueur scientifique (…).

Wolfgang Cramer (…), qu’est –ce que vous retenez par exemple du dernier rapport du Haut Conseil pour le Climat, paru récemment (…) ? Wolfgang Cramer – Si l’on essaye d’éliminer le catastrophisme du discours sur le climat, cela rend déjà les choses un peu difficiles ! Nous sommes actuellement dans une situation où, depuis des décennies (pour rappel le GIEC a été créé en 1988), nous avons fait une synthèse du savoir scientifique sans cesser de constater que nous ne sommes pas sur une trajectoire vers un monde qui correspond à l’accord intergouvernemental sur le climat qui a été signé en 1992 à Rio (…).

C’est ce que le Haut conseil pour le climat décline (…) pour la France. Et il constate que nous ne sommes pas en route pour éviter les grandes catastrophes. Ce qu’il faut retenir (…) c’est que le changement climatique n’est pas un problème local, c’est un problème à l’échelle de la planète. Ce que nous faisons ou ce que nous ne faisons pas, au niveau de l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, cela a un impact sur toute la planète. Je ne peux pas dire cela sans penser (…) à  la ville de Derna en Libye qui a vu s’effacer des quartiers entiers (…) suite à un évènement climatique qui était clairement renforcé (pas provoqué mais renforcé) par le changement climatique et par les émissions des GES des pays riches (…).

RA – On entend parfois certains climatosceptiques qui nous disent « oui, mais la France ne représente que 1% des émissions mondiales », qu’est-ce que vous en pensez ?

WC – J’ai toujours la même réponse. Quand je regarde les impôts, pour le budget national de la France, cela n’a aucune importance si je paye des impôts ou pas (à l’échelle individuelle, ndlr). Parler de la solidarité c’est souvent compris comme une « belle formule ».

Sauf que nous sommes responsables, non seulement pour une très grande partie des émissions, mais ces « quelques % » ce sont des quantités énormes ! Historiquement c’est encore plus important. Personne sur la planète n’a la possibilité de se déclarer en-dehors de la nécessité de se mettre à zéro, et le plus vite possible, pour ces émissions de GES. On ne peut pas donner des leçons aux autres sans utiliser chez nous les possibilités de mettre les GES à zéro.

RA – Sylvain Godinot (…), nous le disons souvent sur cette radio : l’anthropocène pourrait être considéré comme un « urbanocène ». Que pensez-vous de la responsabilité des modes de vie urbains dans le changement climatique en cours ?

Sylvain Godinot – Nous savons qu’aujourd’hui la majorité de la population mondiale habite en ville (…). Nous savons aussi que les émissions de GES sont faites à plus de 60 % par les territoires urbains. Il y a clairement une responsabilité des villes à trouver des modes « d’habiter » qui contribuent à la solution (…). La Ville de Lyon s’est engagée dans une démarche qui consiste à viser la neutralité climatique le plus vite possible avec un engagement à 2030. (…). Le problème de fond, c’est notre dépendance aux énergies fossiles (…). C’est une drogue, une drogue dure dont on ne sait pas se passer aujourd’hui.

[Avec] le modèle capitaliste occidental – c’est quand même l’Europe qui l’a promu en premier (…) – on impose une vision du monde qui tend à dire que notre mode de vie est « le plus souhaitable sur la planète ». [C’est] une vision qui tend à s’imposer comme modèle culturel dominant. A partir de là, nous avons une responsabilité à chercher des solutions. Je ne dis pas que l’on doit trouver « la » solution, je dis que l’on doit trouver des solutions car je pense qu’il y a plusieurs modes de vie possibles. Et puis les villes existent depuis bien avant la révolution industrielle ! Si nous remontons à Lugdunum, nous allons trouver un « mode d’habiter » à Lyon qui était déjà « urbain » (c’était déjà une grande ville à l’époque) et qui n’était pas générateur de changement climatique. Je ne dis  pas qu’il faut revenir à  la ville antique, mais je dis qu’il y a des « modes d’habiter » urbains qui ne sont pas générateurs du dérèglement climatique (…).

RA – Nous reviendrons sur les questions des solutions (…), mais, question subsidiaire, je vois que vous êtes élu à la transition écologique et au patrimoine. Un historien français, Jean-Baptiste Fressoz, appelle à l’arrêt de l’utilisation de ce terme. Qu’est-ce que vous en pensez de ce terme de transition ?

SG – (…) Je pense qu’il n’y a pas de bon terme aujourd’hui pour décrire une trajectoire et un imaginaire [du] futur que l’on ne sait pas préciser. Le problème de la transition, c’est que l’on dit « on transitionne » vers « quelque chose » qui n’est pas du tout clair dans l’esprit des gens. D’ailleurs il suffit de parler avec trois spécialistes de la transition pour voir qu’ils n’imaginent pas le même futur ! C’est un terme fourre-tout et qui va être très rapidement galvaudé comme le « développement durable » qui est quasiment mort né.

Pour rebondir sur la pensée de Jean-Baptiste Fressoz, il dit « qu’il n’y a jamais eu de transition, énergétique », puisque « toutes les énergies se seraient additionnées ». C’est certes vrai au niveau mondial, mais c’est faux au niveau national et local. La consommation de charbon en France, a diminué, c’est un fait (…). Alors, oui, nous avons libéré du charbon disponible pour les chinois, on peut le voir ainsi… Cela n’empêche pas qu’il y a des territoires qui apprennent à se passer du charbon, et progressivement du pétrole (…). Je pense qu’il y a débat sur la vision de J-B Fressoz, même si je le trouve très intéressant.

RA – Madeline Malhaire, (…), l’Anthropocène, c’est aussi le moment au cours duquel l’artificialisation des terres et des territoires a été majeur. Le béton est l’un des marqueurs de cette période. Comment ce « nouveau régime » interroge vos pratiques ?

Madeline Malhaire – Nous réfléchissons à ces questions depuis les années 1990. Aujourd’hui, nous sentons bien qu’il y a une forme de radicalité à avoir. Nous sommes, pour autant, maîtres d’œuvres et nous répondons à des commandes… Il faut que l’on travaille à différentes échelles.

D’abord en anticipant : nous faisons de la prospective d’urbanisme stratégique, en essayant « d’aller chercher » les élu-e-s mais aussi les techniciens (…) sur des réflexions plus poussées qui pourraient donner lieu à des commandes effectives.

Ensuite, nous intervenons sur de la maîtrise d’œuvre, sur l’espace public, où (…) nous mettons en œuvre tous les « D », (désimperméabilisation notamment), qui sont nécessaires,  essentiels et qui travaillent aussi la désirabilité des villes. Nous n’allons peut-être pas échapper à ce qui arrive, par contre nous pouvons essayer de [nous] adapter (…).

En tant que maître d’œuvre, il faut que l’on rende possible le fait de pouvoir encore vivre en ville (…). Il y a derrière cela la question de l’équité territoriale (…). Nous travaillons dans les quartiers en renouvellement urbain et nous nous posons la question de ne pas [seulement] faire du « rattrapage » vers une normalité basique mais de passer déjà le cran d’après (…).

RA – Wolfgang Cramer (…) j’aimerais vous entendre à propos de la politique de la « planification écologique à  la française » (…). Nous avons lu les mots de Jean Pisani-Ferry, dans les colonnes du Monde, qui a déclaré « qu’il manquait un grand récit, un récit mobilisateur pour participer à cette planification écologique » ?

Wolfgang Cramer – A priori, je soutiens l’idée qu’il faut une planification. Même si c’est un peu étonnant que cela arrive dans un cadre démocratique parce que c’est plutôt un concept qui a été développé dans l’Europe de l’Est et quasiment dans le stalinisme, mais ce n’est pas grave. Que l’on se mette d’accord sur les objectifs et comment amener cette transition, je soutiens. (…). Mais ce que l’on observe,  dans la mise en place de la transition telle qu’elle a été proposée par le gouvernement français, c’est que ce n’est pas une transition ! C’est un traitement de certains symptômes, des investissements supplémentaires mais insuffisants dans certaines formes « un peu vertes » des transports et des logements (…).

On oublie la partie de la transition qui est également importante et qui est l’équité, ainsi que le fait d’arrêter ce qui est destructeur : se donner, par exemple, des moratoires pour les autoroutes ou pour des projets d’extension d’aéroports. On ne peut pas « transitionner »  – c’est en quelque sorte ce que des historiens comme Fressoz  et d’autres observent – sans arrêter ce qui est « vieux » ou en ajoutant d’autres choses (nuisibles, NDLR).

C’est ce qui se passe avec la transition telle qu’elle est proposée (…). Tant que l’on ne discute pas de l’autoroute A69, ce n’est pas sérieux (…).

RA – Question à Sylvain Godinot. Alexandre Monnin parle de ce renoncement qui doit être politisé. Il parle également de la nécessité de fermer un certain nombre d’infrastructures ruineuses. Est-ce que ce sont des éléments que vous intégrez dans votre politique de transition ?

Sylvain Godinot – Je n’ai pas en tête d’infrastructures ruineuses que l’on ait prévu de fermer… Par contre, dans le cadre de la campagne électorale 2020, il y en a une que l’on a décidé clairement d’enterrer, c’était le contournement ouest de Lyon. (…) et le sujet a été remarquablement enterré ! (…) Après, la Ville de Lyon, c’est une ville qui est déjà très construite. Il n’y a plus beaucoup de territoires à urbaniser. Ce serait difficile de nous « coller » un entrepôt Amazon dans Lyon ! C’est difficile de rouvrir des industries même s’il y aurait un sujet sur la réindustrialisation du pays à traiter (…) Nous avons peu d’infrastructures de type grands projets inutiles qui pourraient arriver dans la ville (…).  Par ailleurs, les compétences de la ville font que nous n’avons pas à nous interroger sur un certain nombre d’activités que l’on pourrait juger nuisibles au climat (…).

RA – . Madeline Malhaire, (…) A quoi faudrait-il renoncer d’après vous ? 

MM – Nous avons travaillé très récemment sur la neutralité carbone du grand Genève à l’horizon 2050. Grand sujet et grande difficulté aussi, de réfléchir et d’amener à réfléchir sur cette question du renoncement (…). Avec le renoncement il faut réfléchir à des « réattachements » ou à des nouveaux désirs, ou à des choses qui permettent de ne pas faire que « renoncer ». Lorsqu’on dit à un élu « votre super village de marques, il n’a pas de raison d’être », alors qu’il y a des financements, des projections, des emplois, on ne peut pas dire juste « stop » ! Cela va être peu entendable. Donc, qu’est-ce que l’on valorise ? Et c’est là qu’il faut faire le lien avec cette question du récit et de la désirabilité (…).

RA – Sylvain Godinot, on le voit, l’écologie est souvent vue comme quelque chose de « punitif ». Comment construit-on de l’acceptabilité sociale dans la transition ? Et même plus que de l’acceptabilité, comment invente-t-on de la désirabilité ? (…)

Sylvain Godinot – L’essentiel du mandat qui se joue actuellement à la Ville de Lyon, comme à la Métropole, se passe sur deux sujets qui sont le report modal des mobilités (avec notamment le développement des transports en commun, du vélo, de la marche à pieds, de tous les modes sauf celui de la voiture individuelle), et la végétalisation de la ville.

Notre objectif est bien de rendre le territoire plus agréable à vivre pour les habitants (…) en leur permettant de se déplacer d’une façon plus efficace, plus apaisée, moins bruyante, moins polluante (meilleure qualité de l’air). Aujourd’hui si le vélo a un tel succès, ce n’est pas « juste » parce qu’il n’émet pas de CO2. C’est d’abord parce qu’il est le mode de déplacement le plus rapide et le plus agréable dans tout le centre ville dont Villeurbanne. (…) De la même façon, la ville végétalisée est plus agréable que la ville minérale (…).

Je voulais revenir sur la planification écologique et le récit.

Pour moi, cela n’a strictement rien à voir. On a su planifier en-dehors des régimes communistes. Sous la France de De Gaulle, nous avons planifié. Si nous avons un programme nucléaire qui s’est développé de la sorte, c’est bien parce que le Président de la République a appelé le président d’EDF et lui a dit, « vous me faites tant de réacteurs par an et on ne discute de rien » ! (…) Nous avons eu un commissariat au Plan qui a été célèbre au niveau international. Et c’est bien une vision libérale qui a tué tout cela (…). Par contre, c’est une approche d’ingénieur, technocrate, qui ne crée aucune désirabilité (…).

Aujourd’hui, nous avons une difficulté parce que le discours dominant c’est : « on va arriver à concilier des aspirations des classes supérieures » en leur disant « vous garderez vos portefeuilles d’actions (…) de chez Total, de chez Air France, Airbus et compagnie », « vous garderez le droit de vous déplacer en avion, de façon illimitée sans rien payer du tout »… Et aux classes populaires, on leur dit : « vous aurez le droit de continuer à utiliser votre vieille bagnole et de manger votre barbecue le dimanche ». En fait, nous sommes dans un double discours qui ment à tout le monde et qui essaye de faire croire que l’on ne va pas avoir besoin de bifurquer ! Autre point que je voulais souligner, « adaptation versus atténuation ». Nous ne pouvons pas choisir. Aujourd’hui, l’adaptation c’est quoi ? Nous sommes en train de dire « nous allons adapter nos territoires à un climat plus chaud ». Sauf que le climat ne va jamais s’arrêter de « chauffer » tant que l’on ne traite pas l’atténuation (réduction des émissions, NDLR). C’est un peu comme de regarder cramer la ville en se disant « est-ce que l’on éteint l’incendie » ou « est-ce que l’on évacue les populations » ? Et bien vous n’avez pas le choix : il faut faire les deux à la fois (…).

Actuellement nous sommes est en train de constater que les territoires des tropiques vont devenir inhabitables : on va régulièrement passer les 50° C, nous allons avoir des températures qui deviennent mortelles pour les populations (…). Nous sommes en train de brûler une partie de la planète. Il va falloir évacuer les populations de ces territoires et les redéployer sur le reste du monde, ce qui ne va pas être simple et, en même temps, il va falloir baisser nos émissions le plus possible pour justement limiter les territoires inhabitables (…).

Quand nous parlons de renoncement (…), cela veut dire qu’il va falloir faire un arbitrage entre les constructions neuves et les réhabilitations de bâtiments. Truffaut est un bon exemple : nous avons été sur une rénovation énergétique performante de la fin des années 2010. Ce n’est plus cela que nous ferions aujourd’hui (en termes d’adaptation au changement climatique). Cela ne va pas assez loin. Il n’y a pas assez de protection solaire. Donc, le bâtiment vient d’être livré mais il va être très inconfortable l’été parce qu’il n’a pas assez inclus l’adaptation. Chaque fois que nous touchons à un bâtiment, il faut intégrer ce double enjeu « adaptation / atténuation », et concrètement cela se traduit (…) par des surinvestissements à très court terme (…). Nous sommes devant une décennie de surinvestissements, ce qui va nous poser des soucis parce qu’ils vont se faire au détriment d’autres choix. Nous allons avoir l’enjeu de construire moins de bâtiments neufs, ce qui dans une ville où la population augmente beaucoup moins rapidement qu’ailleurs est moins problématique.  Mais nous avons quand même des quartiers en fort développement dans lesquels nous avons besoin de continuer à construire des écoles, des bibliothèques, des crèches, etc.  Les choix vont restés compliqués, même pour la Ville de Lyon.

RA –Wolfgang Cramer, une réaction à ces éléments ?

W.C. – Je voulais revenir sur la transformation urbaine. Ce qui me frappe c’est qu’il y a quand même des décennies de recherches, des observations (…) qui montrent que la piétonnisation (…) rencontre des résistances initiales, surtout chez les commerçants.

Ces résistances disparaissent au bout de très peu de temps parce que ces mêmes commerçants, avec peu d’exceptions, reconnaissent [que l’amélioration] de la qualité de vie dans la ville (…), c’est bien pour eux aussi !

Cela fait trente ans que l’on voit les mêmes phénomènes se passer. Chaque fois, un nouveau projet de piétonnisation se met en place, (…) et l’on rencontre les mêmes résistances ! En tant que chercheur, cela me pose question (…) car même si à ce niveau là, (…) les choses que l’on observe (…) ne sont pas acceptées pour les nouveaux projets, c’est très étonnant ! (…) Il y a des récits positifs à trouver dans les villes, (…) dans le domaine de l’agroécologie ou dans le bâtiment en général. Et même dans le secteur industriel. (…)

Encore une fois, c’est un point qui n’est pas du tout traité par la fameuse transition écologique proposée par le gouvernement français. Et non plus par d’autres pays en Europe. Je suis d’origine allemande et nous avons les mêmes soucis, parce que nous avons une situation gouvernementale où les « poids-lourds » du secteur industriel ont visiblement un plus grand impact sur la politique concrète (…) que la population (…).

RA – . Madeline Malhaire, est-ce que vous sentez une sensibilité croissante chez vos commanditaires et les destinataires des projets ? Si oui, comment on embarque les habitants pour construire avec eux cette désirabilité écologique ?

MM – (…) notre rôle, c’est d’essayer, à chaque fois, de proposer (…) de faire d’autres choses que celles qui sont dans le cahier des charges pur et dur. Nous avons aussi un bâton de pèlerin.

Nous sommes maîtres d’œuvre, donc nous répondons à des commandes, et nous sommes un peu « entre deux ». C’est difficile de faire autre chose que ce que l’on nous a demandé de faire. Mais pour autant, il faut faire ce pas de côté (…).

Sur l’acceptabilité, je ne pense pas que la transition écologique soit confortable, donc à un moment donné, il faut aussi aller « dans le dur » (…). Mais quand nous parlons de santé des enfants,  il n’y a pas de « sujet » [tout le monde s’accorde]. Quand nous parlons d’alimentation saine ou de qualité de l’air, il n’y a pas de sujet non plus.

Les moyens à mettre en œuvre sont parfois mal vécus (comme imposés et non respectueux du choix individuel) (…).  [Mais] nous pouvons faire la preuve que l’on peut vivre mieux dans des quartiers, qui ne seront pas  aménagés toujours de la même façon, mais où l’on peut faire courir ses gamins en bas de chez soi. Cela peut convaincre.

RA – (…) Selon le rapport de l’institut Copernicus, nous aurions déjà franchi la barre des 1,4° C de réchauffement climatique par rapport à l’ère préindustrielle. Pourtant, le climato scepticisme et son pendant, le climato rassurisme essaiment encore. (…) Comment l’expliquez-vous ? Et finalement, quel ton utiliser « pour convaincre », puisque les éléments de contenu, visiblement, ne suffisent pas et que le catastrophisme – ou ce que l’on pourrait parfois qualifier de catastrophisme – semble peu entrainant ?

WC – Chacun de mes collègues scientifiques va avoir sa réponse personnelle à ces questionnements. Je crois que, pendant longtemps, nous avons effectivement cru que la pure présentation des faits scientifiques (des chiffrages, des cartes, des illustrations, des schémas…), allait rentrer dans le récit, que les décideurs et le grand public allaient réaliser qu’il fallait changer de cap et « faire autrement ».

C’était clairement naïf. Nous le savions, mais nous n’avions pas d’autres moyens. Surtout, il y a toujours eu cette idée, chez beaucoup de scientifiques, qu’il fallait ce récit « positif ». Qu’il ne fallait pas « faire peur ». Qu’il ne fallait pas, par exemple, exprimer la peur que nous ressentions nous-mêmes. Qu’il ne fallait pas être anxiogènes, et toujours montrer que « tout allait bien ». (…) Je reviens à la catastrophe en Libye, qui a déjà complètement disparue des [médias] même avant la guerre qui s’est déclenchée le week-end dernier (…). Les catastrophes sont là. Il faut faire face. Il faut reconnaître qu’elles vont se multiplier, s’aggraver, du moins si nous ne prenons pas des mesures beaucoup plus importantes.

Je n’ai pas d’autres choix que de parler de cela. Je ne peux pas m’arrêter « pour ne pas être anxiogène », (…), [même si] cela provoque dans le discours public un contre-courant [avec] des forces qui vont utiliser tous les moyens de marketing, de fake news pour créer un discours autre que le mien… Je ne peux pas l’éviter.

Dans un certain sens, cela me montre même que la sensibilité est là. Si vous dénoncer une chose et que « personne n’est contre », visiblement vous ne touchez absolument rien ! Si vous réalisez qu’il y a, par exemple, une partie de l’industrie du pétrole qui dépense des sommes importantes (comme elle l’a fait depuis 30 ans)  pour produire des fake news, et bien vous réalisez que vous êtes sur quelque chose d’important !

(…) Heureusement, nous sommes encore dans une situation sociétale où nous pouvons dénoncer cela, où nous pouvons parler ouvertement et informer toute la population que ces dérives ont lieu.

Après, je n’ai pas de solution magique. Je crois à l’engagement que l’on voit chez un grand nombre de mes collègues scientifiques [qui vont] au-delà de la pure présentation des faits et s’engagent dans la lutte contre certains projets climaticides ou mauvais pour l’environnement. (…) J’essaye de soutenir cela. J’espère – je n’ai pas de preuves – que cela créera un autre débat sur la place publique pour que (peut-être ?) notre crédibilité par rapport à nos propres récits, nos propres constats soient encore mieux reconnue.

De toute façon, je fais partie des gens qui disent que l’on n’a pas de choix (…). Rester chez moi et dire « je suis contre le changement climatique », mais en continuant de consommer [de la même façon], c’est une prise de position qui, à mon avis, n’est plus acceptable. Dans un sens, il n’y a pas [d’obstacle] à s’engager d’une façon concrète, visible et personnelle, sur la place publique.

RA – Sylvain Godinot, comment vous emparez-vous de ces discours scientifiques (…) ? Pour être élu-e, il faut des électeurs.trices et ces faits sont peu favorables à une élection… Alors comment fait-on pour construire de l’adhésion et une responsabilité collective ?

SG– Je voudrais revenir sur cette opposition entre peur et acceptabilité. La peur, c’est une émotion très forte et je comprends tout à fait le commerçant qui a peur quand on lui dit que l’on va piétonniser la presqu’île (…). En face de cela, nous ne pouvons pas mettre l’acceptabilité. L’acceptabilité ce n’est pas une émotion, cela ne fait pas bouger quelqu’un (…). En face, il faut que nous ayons du désir. Et pour avoir du désir, il faut que nous ayons de l’envie (…). Je pense qu’il y a d’abord ce travail à faire sur les récits, mais qu’ensuite il y a une chose que l’on ne prend pas assez en compte aujourd’hui. C’est l’accompagnement au changement.

Nous savons que nous devons changer très vite, que nous devons changer le plus vite possible (…). L’une des choses que nous devons absolument faire, et rapidement, c’est intégrer le fait que cela coûte de l’argent (…) et de l’argent public ! Dès 2024 / 2025, avec l’Agence des mobilités, nous allons avoir un fort renforcement du conseil de la métropole sur la mobilité. De la même façon, il faut que l’on développe [des actions] sur l’alimentation, ce qui est un autre levier immédiatement mobilisable. Si nous voulons que les ménages acceptent une alimentation beaucoup plus végétale, ce n’est pas en leur répétant que « cela évite les cancers ». Si [cet argument] marchait, nous devrions tous arrêter de fumer… Et il y a encore pas mal de fumeurs.

Encore une fois, ce n’est pas l’information rationnelle qui permet aux gens de changer, c’est le fait que l’on se penche sur leur cas particulier (…).

Sur l’alimentation, sur la mobilité, sur la rénovation de l’habitat, nous avons la possibilité d’aller très vite, beaucoup plus vite qu’on ne le croit. A condition d’accepter de mettre des troupes en face, des bataillons de gens dont c’est le métier (…). Mon message c’est aussi un message d’encouragement aux jeunes. Nous avons besoin de spécialistes de la transition, non seulement dans les métiers de l’ingénierie – et nous en manquons cruellement – mais aussi dans les métiers des sciences humaines et sociales.

RA – Madeline Malhaire, nous parlons d’évolution de modes de vie et de pratiques. Le changement global a bouleversé votre manière de concevoir des projets urbains. Vous avez, chez Passagers des villes, conçu plus de 500 projets en France et en Suisse. Finalement, quelles seraient les formes urbaines pour la ville de demain (…) ?

MM – Comme je le disais, les formes urbaines sont multiples (…). Notre métier est un peu délicat parce que nous devons faire des projets pour des gens qui ne seront peut-être plus là demain (renouvellement urbain) (…).

Je n’ai pas envie de parler de formes urbaines figées. J’ai envie de parler d’ambiance, de la capacité à être dehors sous des températures chaudes. Encore une fois, c’est pouvoir laisser les enfants jouer dehors parce qu’il fera peut être un peu plus frais le soir et que nous devrons sans doute décaler nos rythmes. Il faut pouvoir prévoir ces sujets-là.

J’ai envie de parler de confort dans les logements, en hiver comme en été, d’arbres, de senteur, d’avoir encore des floraisons à différentes époques, de ne pas mettre que des palmiers (parce que ce serait, soi-disant adapté, alors qu’ils évaporent peu et que c’est hyper triste !). J’ai envie de parler de biodiversité urbaine comme on parle de biodiversité animale et humaine. C’est cela aussi qui fait la ville. « La ville de demain », c’est donc une ville plus souple, que l’on peut mieux adapter, sans avoir tout à démolir pour reconstruire.

Dans nos pratiques, nous sommes aussi bousculés par la génération qui arrive. Dans les entretiens d’embauche que je fais passer (…), les étudiants en sortie d’école sont très motivés. Cela donne aussi envie et confiance.

Pour reboucler avec un petit clin d’œil dans le cadre de l’Agora 2030 (c’est le collectif qui a été appelé par la Ville de Lyon pour participer à la neutralité carbone) nous avions de nombreux échanges sur ces temporalités (…). Dans l’assemblée, il y a quelqu’un qui disait « moi je suis passé d’éco-anxieux à éco-vénère ». J’ai bien aimé la formule (…). En fait, la nécessité c’est celle de la mise en action.

RA – A ce titre, Sylvain Godinot, est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots de cette démarche de Lyon 2030 et de cette vision d’une ville souple, adaptable  et malléable, je ne sais comment le formuler ?

SGLyon 2030, c’est le constat que les pouvoirs publics ne peuvent pas tout et que cela ne sert à rien d’arriver à des bâtiments tous passifs à la Ville de Lyon si, en même temps, les habitants ne changent pas leur mode de vie ou si les entreprises ne rénovent pas leurs bâtiments.

L’idée, c’est de dire qu’il faut une approche territoriale et non une approche d’administration, et de proposer à des acteurs motivés (volontaires), de différents types (entreprises, syndicats professionnels, acteurs de la recherche et de l’innovation, de l’enseignement, acteurs citoyens, associations diverses, acteurs publics et parapublics…), de travailler ensemble pour construire à la fois une vision collective qui soit motivante (…) et des pistes d’actions immédiates (…). Sur le fait d’être « éco vénère », c’est déjà un progrès par rapport à « éco anxieux », mais, encore une fois, on n’est pas dans le désir, on est dans la colère. Et la colère ce n’est pas la même capacité d’attraction que des gens heureux, qui ont la « patate » et qui vous proposent quelque chose de sympa… Nous avons besoin de militants qui sont dans la lutte (…) et il y a besoin aussi de gens qui font adhérer la population parce qu’ils ont des propositions d’actions désirables et concrètes.

Le pendant de la vision collective,  ce sont des conventions de partenariats entre la Ville et chacun des acteurs pour dire « par quoi on commence » (…). J’espère que, demain, il y aura des conventions de partenariats ou des partenariats informels entre tous les acteurs de la démarche.

Typiquement, un acteur du fret et de la logistique va pouvoir proposer une solution à un acteur ayant des besoins de mobilités qu’il ne sait pas traiter.

De la même façon, nous avons des spécialistes de la rénovation, de l’aménagement et de l’urbanisme, qui vont amener des solutions à d’autres acteurs qui se disent « comment j’embarque ma Direction Générale dans un projet de travaux ? ».

L’idée est aussi de faciliter des passerelles et de créer du lien (…).

Nous n’avons pas encore évoqué la question de la résilience, mais nous allons au-devant d’un certain nombre de crises (…). Ce qui va nous permettre de résister (…), c’est notamment le lien entre tous ces acteurs.

RA – (…) Wolfgang Cramer, nous discutons d’une inflexion de nos modes de vie comme un moyen de remédier au changement global qui est en cours. Peut-être que je me trompe, mais je crois que si chacun des français assurait les « écogestes », l’empreinte carbone n’en serait diminuée que de 25%, approximativement ?

L’objectif étant d’atteindre deux tonnes équivalent carbone en 2050 (…). Est-ce que le changement d’inflexion des modes de vie est suffisant ? Sachant que, comme vous le disiez, il y a des criminels climatiques, il y a des grandes infrastructures et des industries qui continuent d’augmenter leurs investissements dans des projets écocidaires et qui sont poursuivies au pénal pour climaticide comme c’est le cas de Total…

WC – Je n’ai pas le chiffre exact non plus pour les écogestes mais il est clair que c’est limité. En même temps, c’est très important. C’est comme avec la question initiale sur le rôle de la France au niveau planétaire. On ne peut pas lâcher sur une partie du problème juste parce que sa « contribution » est inférieure à d’autres (…). [De plus], il n’y a pas que le climat qui compte. Il y a des ressources qui sont limitées. Beaucoup de nos activités ont un impact sur la biodiversité qui est indépendante du changement climatique. La première partie de la réponse, c’est effectivement les éco gestes, le tri des déchets, la réduction des déplacements en voiture ou en avion, l’arrêt du gaspillage (…). Après, [c’est] la transformation systémique de notre façon de produire l’énergie, notre façon de consommer, d’offrir des infrastructures pour que les gens y vivent. C’est l’urbain mais c’est aussi le rural et la connexion entre les deux  (…). Tout ce qui est ferroviaire par exemple. Ce n’est pas un miracle mais nous avions déjà réussi, je veux dire au XIXème siècle : il y avait une politique des transformations pour rendre le ferroviaire accessible dans tous les départements.  Pourquoi nous n’aurions pas cela aujourd’hui ? Nous n’avons pas les moyens ou nous ne faisons pas les choix ? Il y a des changements structurels systémiques qui sont tout à fait possibles (…).

Sur le rôle des véritables industries destructrices, des industries connues pour la production des fake news et du greenwashing, je n’ai pas de moyens miracles pour résoudre ce problème, mais encore une fois, utilisons l’espace public pour le dénoncer, soyons clairs dans notre communication. Si quelque chose est financée par l’industrie du pétrole, il y a peut être un problème ! Cela concerne aussi le monde de la recherche. Il ne faut pas l’oublier : une grande partie de la recherche dans les établissements publics en France et ailleurs est financée par l’industrie climaticide. Il y a plein de chantiers mais nous ne sommes pas sans moyens pour nous battre (…).

RA – Un grand merci à tous les trois !

Et à bientôt sur les ondes de Radio Anthropocène.

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