Retour sur le One Planet Polar Summit (Source : Radio Anthropocène)

Retour sur le sommet des pôles avec la glaciologue  Heïdi Sevestre et Jérôme Chappellaz, Professeur à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne. Nous vous présentons ici une retranscription de cette émission du mercredi 22 novembre 2023, dans le cadre de notre travail en commun avec Cité Anthropocène.

Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir non pas un mais deux invités. Heïdi Sevestre, vous êtes glaciologue, diplômée du centre universitaire du Svalbard Unis et de l’université d’Oslo. Vous êtes membre internationale du club des explorateurs travaillant sur l’AMAP, le programme de surveillance et de l’évaluation de l’Arctique (Arctic Monitoring and Assessment Programme), groupe de travail du conseil de l’Arctique et vous avez publié en 2023 un ouvrage au nom éloquent « Sentinelle du climat » chez Decitre.

Jérôme Chappellaz, vous êtes directeur de recherche au centre national de la recherche scientifique (CNRS), professeur à l’école polytechnique fédérale de Lausanne et Président de la Fondation Ice Mémory. Vous avez travaillé notamment sur les rétroactions entre le climat et les cycles biogéochimiques en vous appuyant sur les carottes de glace et l’ère interstitielle du névé polaire. Vous êtes également coprésident du conseil scientifique du Sommet pour les pôles. Nous vous recevons aujourd’hui pour revenir sur le One Planet – Polar Summit, le premier sommet international consacré aux glaciers et aux pôles, qui s’est tenu les 8, 9 et 10 novembre dernier au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris. Une quarantaine de pays se sont réunis à cette occasion pour évaluer la stratégie de préservation de l’Arctique et de l’Antarctique, particulièrement menacés par le changement climatique, et revenir sur le rôle central de ces pôles dans la régulation du climat.

Une première question. Si l’on synthétise brièvement, c’est un sommet qui avait pour but de discuter du rôle de la cryosphère et des enjeux de sa préservation. Mais la cryosphère, pour les non initié.es, qu’est-ce que c’est ? Et quel est le rôle de la cryosphère pour le climat ? Jérôme Chappellaz ?

Jérôme Chappellaz – La cryosphère, c’est une partie de la surface de la planète où on rencontre de l’eau à l’état solide. Ce qui nous vient en tête, bien sûr, quand on vit notamment en montagne, c’est la neige, ce sont les glaciers, mais on a également de l’eau solide qui représente la glace de mer. L’océan Arctique est très régulièrement recouvert d’une couche de glace de mer, c’est l’océan qui gèle. On a également les très grands glaciers que l’on rencontre aux pôles. L’immense glacier qui recouvre le continent au pôle sud, le glacier qui recouvre l’île du Groenland et puis, pour finir, ce que l’on appelle les sols gelés, le permafrost, un terme anglais, qui correspond à de l’eau qui a gelé à l’intérieur du sol, en permanence.

RAComment se passe son rôle de stabilisateur du climat, Heïdi Sevestre ?

Heïdi Sevestre – On peut prendre l’exemple de la banquise, qui fait pleinement partie de cette cryosphère. Cette banquise, nous la trouvons de façon permanente au nord dans l’Arctique et c’est une surface blanche, gigantesque. Cette surface blanche agit comme un tee-shirt blanc pendant l’été, comme un miroir. Elle renvoie le rayonnement solaire en direction de l’espace et donc elle se « débarrasse » en quelque sorte d’une partie de la chaleur que l’on reçoit du soleil. Le fait d’avoir cette banquise gigantesque au nord, permet de stabiliser le climat d’une partie de la planète, une partie de nos vents. Aujourd’hui, malheureusement, nous sommes en train de la perdre : nous avons perdu à peu près la surface d’un pays comme l’Inde ! Rendez-vous compte : en 40 ans, sur la banquise Arctique, nous avons, à la place, un océan qui est beaucoup plus foncé, très efficace pour absorber les rayonnements solaires et qui perturbe donc grandement le climat que nous avons dans l’hémisphère nord.

RAComme nous le disions en introduction, les 8, 9 et 10 novembre derniers, s’est tenu le One Planet – Polar Summit, auquel vous êtiez présents. Est-ce que vous pouvez nous expliquer quels étaient les objectifs de ce sommet, et comment il s’est tenu ? Jérôme Chappellaz ?

Jérôme Chappellaz – Il faut préciser qu’il était voulu par le Président Emmanuel Macron, dans le cadre d’une série de Sommets, que l’on appelle les One Planet Summit. En février 2022, il y en avait eu un sur les océans qui avait permis de déclencher un certain nombre d’initiatives autour de leur gouvernance mondiale. C’est donc une action politique voulue, mais qui s’appuie sur les experts du domaine.

Pour le coup, c’était vraiment aborder le sujet de la cryosphère qui est souvent délaissée dans le monde économique et politique. C’est un objet qui est pourtant très important pour nos sociétés  mais qui n’a pas de « valeur économique » ! Tout l’enjeu était de faire en sorte que les spécialistes du sujet, notamment les scientifiques mais aussi des explorateurs, des communiquants, des Fondations, puissent établir une sorte d’état des lieux et porter un message aux décideurs, auprès des chefs d’Etat,  pour non seulement [faire connaître] cet état des lieux mais aussi pour proposer des actions qui permettent autant que possible de préserver cette cryosphère.

RA – Heïdi Sevestre, si on s’intéresse à cet état des lieux, j’aimerais que l’on parle des éléments de constat et faire peut-être écho à votre ouvrage. Dans quelle mesure les pôles peuvent être aujourd’hui considérés comme des territoires « sentinelles » du climat ?

Heïdi Sevestre – Déjà, je vous recommande grandement d’aller sur le site du One Planet Summit, vous verrez tout le travail qu’a fait Jérôme Chappellaz et Antje Boetius, nos deux grands scientifiques qui ont rapporté les toutes dernières données sur la cryosphère. C’est accessible à tout le monde, en plusieurs langues. Ce qui serait clair aujourd’hui, c’est que ces glaces partout sur Terre réagissent très vite au changement climatique, encore plus vite qu’ailleurs, que l’on soit sur les glaciers de montagne, même chez nous dans les Alpes, les Pyrénées, dans l’Himalaya, voire carrément ces régions polaires.

Ce qui est très important à comprendre par rapport à cette cryosphère, c’est qu’aujourd’hui, si on l’étudie, si on va chercher des carottes de glace comme le fait si bien Ice Mémory, c’est parce que derrière ces données scientifiques, il y a des vies humaines. Perdre nos glaciers de montagne, cela affecte nos châteaux d’eau et il y a deux milliards de personnes qui ont besoin de l’eau douce des glaciers pour de l’énergie, pour irriguer des cultures, pour avoir de l’eau potable, pour, chez nous, refroidir des centrales nucléaires…

Si le Groenland et l’Antarctique continuent à perdre autant de glace, ce sont des centaines de millions voire un milliard de personnes qui vont être concernées par l’élévation du niveau des mers. Il est très clair que ces territoires sont des sentinelles, réagissent très vite au changement climatique. Le fait que la glace fonde, cela n’affecte pas que les glaciers, cela nous affecte directement.

RA – Quand on lit un article du Monde en date du 25 octobre dernier qui relayait une étude parue dans Nature Climate Change et qui déclarait : « la fonte de la glace de l’Antarctique occidental est inévitable dans tous les scénarios de réchauffement même dans les plus optimistes »… Comment peut-on rester dans l’action, qu’est-ce que l’on peut faire face à ces données-là ?

Heïdi Sevestre – C’était vraiment une étude très intéressante. En fait, le climat a tellement changé, nous avons émis tellement de gaz à effet de serre, que l’on commence à voir des piliers de cette cryosphère qui risquent de s’effondrer de façon irréversible. Ce que je veux dire par là, c’est que cette étude s’intéresse à une région unique en Antarctique, à l’ouest, qui est stabilisée, qui est maintenue par ce que l’on appelle des plateformes, des barrières de glace. C’est un peu, en quelque sorte, le bouchon d’une bouteille de champagne. Ces barrières, ce sont de la glace continentale qui a commencé à s’étirer et à flotter sur l’océan austral. Le problème c’est que ces barrières sont très sensibles au changement climatique. Elles fondent par-dessous l’océan qui se réchauffe et elles fondent par-dessus, parce que la température de l’air augmente. Donc, le « bouchon » de la bouteille de champagne, pour cette région, est en train de se faire « bouffer ». Toute la glace qui était bloquée derrière risque de se jeter encore plus rapidement dans l’océan austral. Cela veut dire quoi ? C’est l’élévation du niveau des mers… Et ce n’est pas que le Bangladesh et les Pays-Bas, c’est directement La Rochelle, Arles, Le Havre, Bordeaux, le nord de la France qui sont concernés par cela.

Jérôme Chappellaz – Heïdi a bien pointé le fait que les choses qui se passent « à 15 000 kilomètres de chez nous », c’est absolument fondamental pour l’avenir de nos sociétés. Parce qu’effectivement, le futur du niveau des mers se joue là-bas. Nous avons déjà des processus en jeu qui font qu’une partie de ces plateformes de glaces flottantes sont en train de se disloquer.

Tout l’enjeu aujourd’hui, c’est, par rapport aux trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre que les humains vont suivre : « quelle va être la séquence des évènements » ? A quelle vitesse ces plateformes vont-elles se disloquer ? A quelle vitesse le niveau des mers va-t-il monter ? Parce que nous allons avoir besoin de nous adapter… L’adaptation est un enjeu essentiel quand on parle du changement climatique. Ce n’est pas seulement faire en sorte de réduire nos émissions de GES (c’est évidemment la priorité numéro 1) mais, quoiqu’il arrive, notamment quand on parle de la cryosphère, ce que l’on a enclenché dans la machine climatique (…), c’est et il va falloir, de toute façon, s’adapter.

RA – Si l’on veut continuer notre état des lieux des pôles, leur état de santé si je puis dire, il n’y a pas que la question de la fonte des glaces. Il y a également des questions de biodiversité et de pollutions…

Jérôme Chappellaz – Oui, il y a évidemment beaucoup d’enjeux lorsque l’on parle des régions polaires.La biodiversité, c’est partout comme sur le reste de la  surface de la planète… Il y a des écosystèmes particuliers qui se sont adaptés à un environnement.

Quand on va en haute altitude ou haute latitude, nous allons rencontrer ce que l’on appelle des espèces endémiques, c’est-à-dire des espèces qui se sont adaptées à cet environnement-là, qui y vivent, et qui aujourd’hui doivent s’adapter à une pression due au fait que le changement climatique modifie leur écosystème, leurs conditions de vie, mais également d’autres pressions qui sont d’origine humaine. Ces dernières peuvent être des polluants qui vont par exemple rentrer dans leur cycle digestif puis ensuite atteindre leur foie (c’est le cas des mammifères marins qui vont avoir des concentrations en métaux lourds très importants). Et puis, in fine, les humains, puisque des humains vivent également sur les espèces [présentes], notamment en Arctique.

Donc, oui, il y a des chaînes qui ne sont pas seulement [une question] de physique de la glace mais des enjeux pour les écosystèmes qui sont derrière, jusqu’aux humains (…).

RA – Si ne je me trompe pas, les pôles sont aussi des lieux qui captent l’ensemble des courants marins et donc les pollutions qui ont pu s’y concentrer. Et qui ont pu éventuellement geler dans ces endroits-là ?

Heïdi Sevestre – C’est un sujet que l’on étudie beaucoup au niveau du Conseil de l’Arctique et du groupe de travail auquel je participe (le AMAP). L’Arctique, par le fait qu’il soit froid et qu’il soit traversé par les courants d’air et par les courants océaniques, reçoit énormément de pollutions émises d’un peu plus au sud mais aussi les stocke. On se rend compte que dans le permafrost, dans la banquise, dans la neige, dans la glace, il y a des polluants qui ont été émis par nos activités depuis des décennies. Et malheureusement, avec le fait que ces glaces sont en train de dégeler, de fondre de plus en plus rapidement, ces polluants se retrouvent remobiliser dans l’écosystème. Qui dit remobiliser, dit qu’ils risquent d’être de nouveau un peu plus accessibles à la faune et à la flore mais aussi aux humains. Il y a un sujet sur le mercure, sur lequel nous travaillons énormément : comment, aujourd’hui, les 7 millions d’habitants de l’Arctique sont-ils affectés par la fonte des glaces, qui relâche du mercure émis par [la combustion] de beaucoup d’énergies fossiles (…) ?

RA – Nous comprenons, au regard de l’urgence, et de l’état de santé fragile de ces espaces du globe, l’intérêt de la tenue d’un tel sommet. Qu’est-ce qui a été décidé, convenu ?

Jérôme Chappellaz – Plusieurs décisions importantes, mais je tiens à souligner que si nous venons surtout de parler des pôles, ce sommet portait sur la cryosphère au sens large. Donc, les glaciers, notamment les glaciers de haute montagne, étaient aussi concernés.

Je pense que l’un des grands bénéfices de ce sommet, c’est d’avoir donné la parole à des petits pays, des pays dont on parle peu, parce qu’ils sont pauvres, parce qu’ils sont concernés par de la haute montagne… Ils n’ont pas la visibilité des grands pays qui, par exemple, travaillent en Recherche en Antarctique (…). Je pense (…) au Népal, au Pérou… On leur a donné une parole (…) importante, inespérée, parce que pour eux, la cryosphère, les grands enjeux, ce sont les ressources en eau. Si vous prenez le pourtour du plateau tibétain, [deux milliards d’individu] (…) la disparition des glaciers va les impacter d’une manière absolument inouïe puisque la ressource en eau est le fondement même de la vie.

Parmi les grands résultats de ce sommet, c’est la décision de déclencher une décennie sur les pôles et les glaciers qui devrait normalement débuter en 2025. 2025 étant une année de préservation des glaciers qui a été voulue par l’Unesco, à l’initiative du Tadjikistan. C’est une première décision importante. Une autre décision importante a été de faire en sorte que les pays signataires de cet appel sur les pôles et les glaciers s’engagent à soutenir de nouveaux efforts de recherche autour des grandes questions qui se posent toujours autour de la cryosphère. Heïdi parlait de ces « bouchons de bouteille de champagne » avec les plateformes de glace flottantes, en fait nous les connaissons moins bien que la surface de la Lune ! Nous avons besoin de mettre en place de grandes campagnes de recherche pour comprendre ce qu’il s’y passe…

Au-delà de ça, il y a eu à nouveau l’engagement (il faudra tenir parole !), à respecter les termes de la COP21 sur les émissions de gaz à effet de serre.

Pour finir, à l’échelle nationale, il y a eu un grand engagement financier puisque le Président français a promis un milliard d’euros sur dix ans, en soutien à la recherche aux pôles. Ce qui permettra notamment de rénover nos stations de recherche en Antarctique et en Arctique.

RA – De votre côté, Heïdi Sevestre, qu’est-ce que vous retenez de ce sommet ?

Heïdi Sevestre – Je retiens déjà le fait que c’est monumental d’avoir en France un sommet qui parle des glaciers et des régions polaires. Il était temps ! Il faut donc vraiment saluer cette initiative et saluer, franchement, l’engagement de tous les scientifiques comme Jérôme qui ont travaillé à fond pour partager des messages très forts sur la cryosphère .(…) Une annonce que je retiens et qui m’a beaucoup touchée, c’est le fait d’accorder un statut de protection plus fort [à la totalité] des glaciers français.

C’est un travail porté par un glaciologue qui habite à Annecy, Jean-Baptiste Bosson. Il travaille sur le fait qu’aujourd’hui, les glaciers des Alpes se retirent et qu’en se retirant, ils laissent de nouveaux environnements, de nouveaux écosystèmes, se désenglacer. Ces nouveaux écosystèmes n’ont pas de statut de protection. Cela a été une annonce parmi les nombreuses du One Planet – Polar Summit : accorder aussi un statut de protection à ces écosystèmes en mutation, qui pourraient se retrouver menacés par les activités humaines.

RA – A vous entendre, on comprend que les effets ressentis sur ces espaces particulièrement fragiles dépendent en réalité d’actions globales et notamment des émissions de GES. Jérôme Chappellaz, vous parliez de la nécessité de respecter les accords de Paris… L’ONU climat a, si je ne me trompe pas, annoncé le fait qu’à priori les émissions qui devaient diminuer de 40 % d’ici 2030 n’allaient en réalité diminuer que de 2 %, à l’horizon 2030 par rapport à 2019. Comment, du coup, pouvons-nous être confiants dans la capacité de protéger ces espaces que sont les pôles et les glaciers ?

Jérôme Chappellaz – C’est une question effectivement très difficile ! La confiance, ce n’est pas simple mais en même temps, on n’a pas le droit de baisser les bras… Et je tiens à souligner l’engagement, notamment des organisations non gouvernementales, autour de ce portage du message, selon lequel il faut absolument agir au plus vite (…). Je tiens aussi à souligner (…) que l’on avait des profils très différents, du scientifique à l’explorateur, au communiquant en passant par les ONG, et finalement nous étions tous à tirer la sonnette d’alarme de la même façon (…). Aujourd’hui, nous n’avons plus le temps de discuter, nous n’avons plus le temps de « négocier », nous n’avons plus le temps de débattre, il faut vraiment rentrer dans l’action.

La COP21 a donné la trajectoire. On s’en éloigne. Ce n’est pas pour cela qu’il faut baisser les bras. J’espère que le Président Macron, lorsqu’il prendra la parole lors de la COP28, se souviendra de ce sommet qu’il a organisé seulement un mois auparavant et qu’il portera une voix forte dans ce sens…

RA – C’est là-dessus que je voulais vous poser une question. On entend le Président Macron, lors de ces sommets, faire beaucoup d’annonces. Concernant ces annonces faites par le passé, et celles faites lors de ce sommet, avez-vous un espoir qu’elles soient tenues et qu’elles permettent de faire évoluer les choses à minima en France et plutôt à l’échelle internationale ensuite ?

Jérôme Chappellaz – Je pense que le Président Macron a tout de même changé un peu son point de vue au cours des années. On l’a vu avoir des positions assez « tièdes » à propos des engagements environnementaux et écologiques et là, je pense qu’il y a une prise de conscience qui s’est faite. Et le fait même que ces One Planet Summit existent, c’est quand même une très bonne chose. Ensuite, la France, c’est 1% des émissions (en territoriales, ndlr), nous ne résoudrons pas le problème tout seul, mais je trouve que cela va quand même dans le bon sens.

RA – Sur cette place des scientifiques aujourd’hui, je souhaitais vous entendre, Heïdi Sevestre, sur la manière dont vous comprenez les mobilisations croissantes de scientifiques qui agissent au-delà de leur casquette de scientifique, à travers des actions de désobéissance civile ? Et notamment certains de vos collègues qui ont pu travailler au sein du GIEC.  Je pense au projet de l’A69, aux « scientifiques en rébellion »… Comment envisagez-vous le rôle de la science et des scientifiques à l’heure du changement global ?

Heïdi Sevestre – Je comprends qu’il y ait une frustration qui puisse être monumentale de la part des scientifiques. Quand on voit que, dans quelques semaines, la COP… « 28 », donc la Vingtuitième du nom, va s’organiser à Dubaï ; le fait que nous allons droit vers une augmentation des températures d’au moins 2,7 degrés dans les prochaines décennies, que l’on risque de franchir des points de bascule de notre système climatique… La frustration est immense !

Certaines personnes décident de faire de la désobéissance civile non-violente pour essayer de faire en sorte que le message scientifique ait un impact. Et l’on voit que cela marche. Il y a beaucoup de projets qui ont été bien plus réfléchis ou voire carrément abandonnés parce que cela n’était pas compatible avec des réalités physiques. Je pense qu’aujourd’hui, on se bat avec nos outils, avec notre passion. Nous y mettons tout notre cœur, que ce soit dans la désobéissance civile ou à continuer de dialoguer avec les personnalités des pouvoirs publics, « les décideurs ».

Ce qui est important c’est que les scientifiques continuent à tout faire, et ils le font super bien en France, pour rendre cette science accessible au plus grand nombre. Si on ne sait pas, on ne changera pas. C’est une première étape. Encore faut-il vraiment mettre des actions en place. Donc aujourd’hui, oui, il faut continuer à s’exprimer pour que cette science nous mène à des actions positives, constructives contre le changement climatique et l’érosion de la biodiversité.

RA – Jérôme Chappellaz, vous vouliez réagir sur le rôle des scientifiques et de la science ?

Jérôme Chappellaz – C’est une question vraiment difficile. Je dirais que c’est un cas de conscience pour chacun d’entre nous. A titre personnel, pour l’instant, je ne me suis pas vraiment « engagé » parce que je considère que la voix du scientifique doit demeurer la plus neutre et la plus factuelle possible. Nous sommes là pour établir des faits et pour porter ces faits à la connaissance des décideurs et des citoyens. Ensuite, à ces décideurs et aux citoyens de prendre finalement position et d’agir. En même temps, nous sommes des citoyens ! Et parfois nous sommes aussi décideurs. C’est donc extrêmement compliqué. A titre personnel, et encore une fois je respecte la position de ceux qui s’engagent dans des actions de rébellion, je suis vraiment pour essayer de « toucher » de l’intérieur le fondement de nos sociétés.

Et le fondement de nos sociétés, c’est l’économie de marché, ce sont les banques. Je pense que c’est là qu’il faut que l’on arrive petit à petit à « infiltrer » (ce n’est peut-être pas le bon terme) mais à faire en sorte que nos convictions, nos certitudes, arrivent à percoler dans ces milieux-là. Je pense que l’une de mes conférences les plus utiles fut celle avec les « traders de BNP Paribas »… Je suis rentré dans la salle, j’étais face à 200 personnes qui étaient goguenardes, en se disant « celui-ci on va se le faire ». Finalement, à l’issue de cette demi-heure (…), il y a des gens qui sont venus parler avec moi. Ils m’ont posé des questions, alors que, tous les jours, ils faisaient des transactions économiques à l’échelle de la microseconde pour « gratter » des centaines de millions ou des milliards d’euros sur le dos du fonctionnement de notre société. A mon avis, c’est vraiment cela qu’il faut toucher aujourd’hui. C’est le cœur de la machine.

RA – Nous voyons aujourd’hui que la société est plus que « distendue » sur ces questions. D’un côté, nous avons un Emmanuel Macron qui se rend en Suisse (la semaine dernière) pour discuter du débit du Rhône avec le gouvernement suisse, parce que l’on voit que son débit a baissé de près de 13% en une vingtaine d’années. En même temps, dans les Alpes, nous avons les grandes stations de ski qui se battent pour aménager des stations et détruire les glaciers, pour pouvoir gagner de l’argent sur des compétitions, etc. Comment est-ce que l’on peut analyser ce grand dissensus cognitif (…) ?

Heïdi Sevestre – Le sujet du ski est très clivant, il n’y a aucun doute là-dessus. Je viens d’Annecy en Haute-Savoie et la situation est très compliquée. Je participe à une organisation qui s’appelle « protect our winters ». Très présente dans les Alpes, elle fait tout pour avoir un dialogue avec les stations de ski et la FIS (Fédération Internationale de Ski). Mais, en ce moment, c’est un dialogue de sourds… Certaines stations vont mettre des bulldozers sur les glaciers pour préparer des pistes de ski pour la FIS et la FIS va dire « mais nous, on ne nous a rien demandé » !

Il faut vraiment réfléchir à l’avenir de ces montagnes. Les tendances nous montrent clairement que les quantités et la qualité de neige est en train de changer et que l’on ne peut plus tout miser sur le ski. La meilleure chance que l’on puisse donner à ces montagnes, c’est de commencer à réfléchir, dès aujourd’hui, à la montagne à quatre saisons, la montagne pour tous. Nous n’allons pas arrêter le ski du jour au lendemain, bien sûr. Mais il reste important de donner une chance à tous ses habitant.es, tous ces acteurs et actrices de la montagne.

RA – Peut-être en guise de conclusion, nous aimerions vous proposer de nous donner un dernier mot, pour nous et nos auditeurs/auditrices, afin de mieux comprendre et mieux agir à l’égard de ces pôles et de ces glaciers…

Jérome Chappellaz – Je pense qu’il faut que chacun d’entre nous, en tant qu’être humain, se projette sur la notion de « bien commun de l’Humanité ». La cryosphère, les glaciers en font partie. Ce sont des « objets » qui n’ont en général pas de propriétaires, que l’on prend pour « acquis », que l’on observe et qui sont là… On pense que la planète a toujours été ainsi, avec des glaciers. Aujourd’hui, ce n’est plus un acquis.

Tout l’enjeu, c’est que chacun d’entre nous, à notre niveau – je ne veux pas jeter la pierre sur des personnes dont la priorité au quotidien est de quoi avoir de quoi manger et boire, on a chacun ses priorités – garde conscience que nous sommes face à ces enjeux qui nous dépassent, et qui sont relatifs à l’état de la planète. Nous devons chacun œuvrer [dans la mesure de nos moyens] pour préserver ce bien commun de l’Humanité.

Heïdi Sevestre – Il n’y aura pas de « miracle ». Comme l’a dit Jérôme, je pense que nous allons vraiment avoir besoin de tout le monde. Il n’y aura pas « une personne » qui va nous sauver de ce qui se passe. Il n’y aura pas une technologie miraculeuse (…). Aujourd’hui, la chance que nous avons, c’est que nous pouvons encore sauver une grande partie de cette cryosphère mais il est clair qu’il va falloir (…) continuer à s’éduquer sur ces sujets. Nous, les scientifiques, nous sommes là pour cela aussi. Pour continuer à sensibiliser.

RA – Heïdi Sevestre, Jérome Chappellaz, un grand merci à tous les deux d’être venus avec nous sur Radio Anthropocène !

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