Quand les collectivités sont invitées à s’endetter…

(et ce n’est pas du tout une bonne idée !)

C’est un article publié sur le site de I4CE qui avait particulièrement retenu notre attention. I4CE est un think tank spécialisé sur la transition et plus connu pour avoir récemment chiffré le coût de l’adaptation au changement climatique.

Dans cet article datant du 7 novembre 2023, I4CE se permet quelques autres recommandations concernant le financement, par les collectivités territoriales, des « investissements climat ». Après avoir rappelé leur rôle majeur dans la transition, nos penseurs (très libéraux) s’interrogent sur leurs capacités financières. Prenant simplement acte de la « volonté gouvernementale de territorialiser la transition écologique » (sans se demander pourquoi…), I4ce, en partenariat avec la Banque Postale, a donc modélisé une prospective de leurs investissements à l’horizon 2030. Quatre scénarios sont ébauchés. Un seul est réellement un scénario de redirection (c’est-à-dire en donnant la priorité à des changements de choix, en lieu et place « d’autres politiques publiques » (sic). Pour les trois autres scénarios, « le niveau total des dépenses d’équipement atteint en 2030 un point haut historique de 80 Md€, contre près de 55 Md€ aujourd’hui ».

Au fil des lignes, les auteurs finissent par tomber le masque : « le tabou qui doit être brisé » (sic) est celui de l’endettement : « L’encours de dette augmente dans tous les scénarios entre 2022 et 2030 » puisque, toujours selon eux, « le soutien de l’Etat et le fond vert européen ne suffiront pas ».
Les auteurs ne se contentent d’ailleurs pas d’appeler les collectivités à emprunter, ils affirment qu’il sera incontournable d’augmenter les ressources fiscales et tarifaires (reposant donc sur l’usager et le contribuable).
I4CE n’est pas le seul à tenir ce discours sur l’accroissement de l’endettement des collectivités.
Un article publié en janvier 2024 sur le site de la Banque des territoires est on ne peut plus clair : « Transition écologique, collectivités endettez-vous ! ». La Banque des territoires relaye ainsi l’appel lancé par la Banque Postale le 16 janvier lors d’une conférence organisée avec I4CE. Le refrain de la « réhabilitation » de la dette des collectivités est désormais régulièrement entonné par le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu. La loi des finances 2024 instaure d’ailleurs l’obligation pour les collectivités territoriales et les établissements publics locaux de plus de 3 500 habitants de se doter d’un « budget vert » ainsi que d’une « dette verte ». L’affaire semble donc rondement menée…

Qui doit payer ?

Tout cela pourrait surprendre dans un univers où la moindre dette d’Etat (pourtant bien moins problématique puisque courant sur des décennies) et le plus léger accroissement d’un déficit au niveau des caisses de la sécurité sociale provoquent des cris d’orfraie.
Mais en réalité, la dégradation rapide et catastrophique (et ce n’est pas peu dire) de la situation climatique place les gestionnaires du système économique actuel au pied du mur. L’inaction qui a caractérisé toutes ces dernières décennies va coûter cher, très cher (voir aussi la question du coût des assurances, dans notre article « Les impacts sont là » de mars 2024).

Alors, à la question « qui va payer ? », leur réponse est simple : « vous ! »

Car ces nouvelles dettes vont bien peser sur les contribuables et sur personne d’autres. Pour nos visionnaires néolibéraux, il ne peut y avoir d’autres solutions. Aucune autre idée ne semble leur venir à l’esprit. Mais pour ce qui nous concerne, nous invitons à faire preuve de plus d’imagination…

L’urgence climatique et biodiversitaire, les coûts des catastrophes et les dépenses à engager (du moins si l’on veut préserver un monde vivable) vont mettre en exergue la question des inégalités et plus précisément celle du rapport entre profits et salaires dans la répartition de la valeur ajoutée. Pour être encore plus précis, il n’est pas inutile d’avoir les grandes masses chiffrées en tête : aujourd’hui, et si l’on se base sur le seul rapport « Pisani Mahfouz » (France Stratégie), nous savons que nous devrions investir 100 milliards d’euros supplémentaires et par an d’ici 2030. Des investissements qui viennent s’ajouter à ceux déjà effectifs (source) et à ceux réalisés dans les énergies fossiles et qui seraient redirigés. Nous savons également que le coût des impacts va rapidement s’approcher des quelques 5 milliards d’euros par an. Sans doute encore plus si les évènements deviennent plus intenses et dévastateurs. Bref, le coût étant impossible à évaluer finement, nous pouvons retenir la valeur de 200 milliards d’euros par an, à minima (toujours à l’horizon de 2030).

Et… d’un autre côté, nous ne devrions que contempler, sans pouvoir y toucher, les 81 milliards d’euros de dividendes versés aux actionnaires par les entreprises du CAC 40, auquel il faut rajouter ceux des sociétés qui n’ont pas l’honneur de figurer parmi ces quarante « fleurons » mais qui n’ont pas moins de juteux résultats (1) ?
Nous devrions nous satisfaire du fait que les salaires représentent désormais seulement quelques 60 % (depuis le début des années 2000) alors qu’ils en constituaient près de 70 % entre 1970 et 1980 ? (source) Nous devrions accepter sans sourciller une répartition des revenus où les 10 % de la population disposant des revenus les plus élevés gagnent autant que la moitié de la population se situant en-dessous de la médiane ? (source).
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Répétons-le : face à la descente énergétique inévitable, au prix à payer pour les dégâts que notre civilisation a déjà causé, aux financements indispensables à effectuer pour restructurer nos territoires, modifier nos bâtiments, développer les énergies renouvelables, etc. ce système ne peut pas tenir.
Ou s’il tient, ce sera dans une dérive autoritariste plus que prononcée et en enterrant la justice sociale.
Si nous ne voulons pas que la démocratie (aussi imparfaite soit-elle) devienne une époque révolue et regrettée, nous n’avons d’autre choix que de réinventer une économie basée sur la coopération, la solidarité, l’égalité et la gouvernance citoyenne.

Régis Dauxois, Mai 2024

(1) Selon l’étude réalisée par OXFAM, les 100 premières entreprises française ont réalisé, en 2022, 142 milliards de bénéfice net dont 71 % (100,82 milliards d’euros) ont été distribués en dividendes.

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