De quoi parle-t-on ? La problématique de départ est fort simple : puisque les mammifères ne produisent pas spontanément du lait, ils doivent donner naissance à un petit pour que ce soit le cas. Cela signifie que pour avoir le plaisir de manger du fromage de brebis ou de chèvre (1), ou pour recueillir leur lait, il est nécessaire que les animaux donnent régulièrement naissance à des petits. Sauf qu’ensuite, pour les chevreaux et agneaux, c’est direction l’abattoir…
Chèvres ou brebis ?
Pour les chèvres, qui ont une durée de lactation d’environ 10 mois, suivie d’un tarissement de 2 mois avant la mise-bas suivante, la lactation longue consiste donc à faire produire du lait par la chèvre sur une période de plus de 16 mois et en moyenne de plus de 700 jours sans mise-bas intermédiaire. Pour les brebis, la lactation longue est moins répandue car plus compliquée. Le cycle de lactation est plus court (entre 5 et 7 mois environ). En règle générale, les brebis sont taries naturellement quelques mois après la naissance de leurs agneaux. En prolonger la lactation sur une longue période, comme chez les chèvres, est donc moins naturel pour elles. Maintenir une lactation longue chez les brebis demanderait une alimentation très riche et des soins intensifs, ce qui peut représenter un coût élevé pour les éleveurs. Contrairement aux chèvres, les brebis sont moins robustes en lactation prolongée et nécessiteraient davantage d’attention pour éviter les carences, voire l’épuisement, ce qui est bien évidemment hors de question d’accepter.

C’est donc les troupeaux de chèvres qui sont à privilégier car ils comportent de nombreux avantages. Notons encore que les chèvres produisent en moyenne plus de lait que les brebis : 600 et 1000 litres par lactation pour les premières contre 100 à 300 litres pour les brebis. Par ailleurs les chèvres sont souvent plus faciles à élever dans différentes conditions climatiques et alimentaires. Elles s’adaptent mieux aux variations de leur environnement, ce qui peut réduire certains coûts d’infrastructure et d’alimentation. Ensuite, le lait de chèvre est très populaire pour ses vertus nutritionnelles et sa digestibilité, surtout pour les personnes intolérantes au lactose.
Comment s’explique cette capacité à produire du lait sans mise-bas pendant des périodes aussi longues ?
La production de lait est initialement déclenchée par la mise-bas. Une fois la lactation démarrée, elle est en partie maintenue par un mécanisme de « demande et offre ». Tant qu’il y a une stimulation régulière des glandes mammaires (via la traite ou la tétée), le corps de la chèvre reçoit le signal de continuer à produire du lait. Cette stimulation continue empêche le processus naturel de tarissement. Il faut également préciser que certaines races ont été sélectionnées pour leur « persistance lactique ».
Des résultats… surprenants !
Dans l’élevage de Jean-Yves Ruelloux (producteur de fromages de chèvre depuis plus de 40 ans dans le Morbihan) les chèvres ne mettent bas qu’une fois dans leur vie et donnent ensuite du lait toute l’année, jusqu’à douze années consécutives (source).
Une pratique en plein essor… mais pas forcément pour les bonnes raisons !
Si la lactation continue est pratiquée aujourd’hui dans de nombreuses exploitations, il y a différentes « approches », dont certaines visent uniquement à la rentabilisation d’un élevage (sans vraiment éviter les exécutions des animaux « en trop »). Nous pouvons régulièrement lire ici et là que la lactation continue présente « l’avantage de maintenir une production de lait lissée sur l’année,tout en diminuant le nombre de chevreaux produits » puisque le nombre de mises-bas est réduit. En termes de conduite d’élevage, cela permet aussi de « répartir différemment le travail de l’éleveur à la saison des mises-bas : moins de naissances signifie moins de travail autour des mises-bas et de l’élevage des chevrettes, ce qui peut permettre de consacrer plus de temps et de soins aux animaux ». La production de lait répartie sur toute l’année « permet également de vendre du lait et/ou de produire du fromage toute l’année et donc de mieux lisser la trésorerie » (source).
Pour notre part, nous nous concentrerons sur les modes d’élevage qui permettent réellement d’éviter tout abattage. Et c’est possible !
Des élevages sans aucun abattage
C’est ainsi que l’on peut découvrir un élevage de chèvres à la Ferme des Croq’Épines, en Indre-et-Loire. L’éleveuse, Alexandra Dupont a décidé de renoncer aux abattages des cabris et des chèvres réformées. À côté de sa ferme, elle a créé une association, le Refuge des Croq’épines, qui récupère les animaux non productifs de sa ferme.

Ils sont accueillis et soignés grâce à des dons, des parrainages et des bénévoles. Ou encore Aline de Bast en Côte-d’Or. Elle raconte (source) : « Chez moi, quand ils naissent, les petits restent pendant huit jours tout le temps avec leur mère, qui leur donne du colostrum. Ça évite de les séparer et d’entendre le petit et la mère pleurer (…). Ensuite, je laisse les petits téter pendant deux mois. Petit à petit, la nuit, je retire les petits, (…). Comme ça on peut reprendre la production et les petits sont sociabilisés à la fois avec leur mère et avec l’humain ».
Ces méthodes sont sources de bien-être et de sens : « Pour les animaux, bien sûr : les chèvres ont un bien meilleur moral, et les petits nourris par leur mère sont plus résistants, assure Alexandra Dupont. Pour l’éleveur, aussi : on sait qu’il est difficile pour beaucoup d’entre eux d’envoyer à l’abattoir les chèvres en bonne santé, surtout après avoir collaboré avec elles pendant plusieurs années. Cette méthode séduit aussi le consommateur : les éleveuses racontent que certains de leurs clients avaient cessé, pour des raisons éthiques, de manger du fromage de chèvre mais qu’ils se plaisent désormais à consommer ces fromages « sans abattage ». (ibid).
Assumer la baisse de productivité
Bien entendu, ces choix ne sont pas sans conséquences économiques. La productivité est beaucoup moins élevée. « D’abord parce qu’accueillir des animaux non productifs et laisser les petits téter le lait réduit mécaniquement la quantité moyenne produite par animal dans la ferme. Mais aussi parce que ces façons de travailler impliquent des élevages relativement réduits (une trentaine de chèvres productives chez Aline de Bast, une centaine chez Alexandra Dupont) ».
Mais nous savons que de toute manière, c’est effectivement l’ensemble de notre « modèle » qu’il s’agit de revoir. Et qu’il faudra bien se décider à consacrer une part bien plus importante de notre budget à l’alimentation (part qui a fondue de 30 % en 1960 à 19% en 2019 !). Cela pour, à la fois, garantir un revenu décent aux paysans (aux vrais paysans, par aux « chefs d’entreprise agricole » !) et pour développer un tout autre rapport à l’alimentation (avec une nourriture factuellement saine et éthiquement acceptable).
Régis Dauxois, décembre 2024
(1) Cette dernière n’est pas envisageable pour les vaches : leur lactation dépend fortement de la gestation et elle va ralentir naturellement après plusieurs mois, même avec la traite régulière. Des recherches sont actuellement menées par l’Inrae avec VetAgro Sup. Mais cela abouti à des perspectives discutables, avec encore plus de manipulations génétiques (source) !